Eugène Bonaventure Vigo, naît en 1883. Rapidement orphelin de père, en manque d’affection maternelle, il est déscolarisé et, à onze ans, quasi analphabète. Le nouveau mari de sa mère prend en charge son éducation, l’initie à la photographie dont il fera son métier et lui insuffle le plaisir de la lecture et celui de l’écriture qu’il pratiquera avec talent dès l’adolescence. À Paris, Vigo fréquente dès seize ans une université populaire d’inspiration anarchiste. Des emplois successifs chez des photographes et des périodes de chômage le laissent dans une profonde misère. À la suite d’un larcin, il subit pendant deux mois le sadisme des gardiens d’une prison pour mineurs. Ses convictions anarchistes sont affermies par les conditions atroces de sa détention qu’il dénoncera plus tard dans un numéro spécial du journal L’Assiette au beurre [1]. Libéré et nullement « déradicalisé », il médite sa vengeance contre le juge et ses gardiens, il bricole une bombe qu’il renonce à utiliser mais qui lui vaut une plus longue incarcération dont il sort provisoirement hagard et mutique.

Vigo écrit dans la presse anarchiste sous le pseudonyme de Miguel Almereyda qu’il emprunte au jeune héros d’un feuilleton populaire auquel il s’identifie. Annie Steiner ne fait aucune allusion à l’anagramme, toujours citée, de ce nom de plume, « Y de la merde ».

En 1904, à Amsterdam, Almereyda participe à la délégation française du congrès fondateur de l’Association internationale antimilitariste des travailleurs (AIA) qui a pour logo deux mains brisant un fusil. Il préside la première réunion de la section française au comité duquel siège Louise Michel quelques mois avant son décès. Il anime plusieurs fois par semaine des réunions de plusieurs centaines de personnes dans les différents quartiers parisiens et en province. Il n’a foi qu’en des minorités agissantes. Il considère que le meilleur moyen de lutte serait l’insoumission et la désertion mais ne les prône pas en raison des graves sanctions frappant les réfractaires.

En 1905, l’AIA est forte de 4 000 membres. Sur proposition d’Almereyda, elle affiche massivement un appel aux conscrits signé par trente-et-une personnes contre la répression des manifestations et des grèves et contre les guerres : « Quand on vous commandera de décharger vos fusils sur vos frères de misère […] vous tirerez, mais pas sur vos camarades. Vous tirerez sur les soudards galonnés qui oseront vous donner de pareils ordres. […] Toute guerre est criminelle. À l’ordre de mobilisation, vous répondrez par la grève immédiate et par l’insurrection. » Les signataires comparaissent en Cour d’assises pour incitation au meurtre et appel à l’insubordination. L’AIA bénéficie ainsi d’une tribune à forte visibilité. Accusé, Georges Yvetot, numéro 2 de la CGT, déclare : «  L’antipatriotisme et l’antimilitarisme ne font qu’un avec le syndicalisme.  » À Jean Jaurès qui témoigne en sa faveur, Almereyda réplique en plein procès qu’il n’est pas patriote et qu’à choisir entre la guerre et la révolution «  je marcherais pour la révolution contre la liberté républicaine que vous défendez, citoyen Jaurès, contre la justice que vous représentez messieurs ». Les condamnations vont de six mois à quatre ans de prison. Trois ans pour Almereyda.

Gustave Hervé, rédacteur en chef, Eugène Merle, administrateur et Almereyda, secrétaire de rédaction et metteur en page, éditent à partir de décembre 1906 le journal La Guerre sociale projeté au cours de leur incarcération. Les articles antimilitaristes et anticolonialistes au ton provocateur qui y sont publiés leur valent, ainsi qu’à d’autres militants, et à plusieurs reprises, des années de prison et de lourdes amendes. Almereyda incite les femmes à empêcher le départ de leurs enfants à la caserne : « Quand ces salauds de gendarmes viendront pour les chercher, crachez-leur au visage, recevez-les comme le méritent ces bestiaux, puis ne cédez qu’à la force brutale.  » Au cours d’un procès, il déclare : « Parce que notre révolution ne sera possible que dans la mesure où l’armée nous suivra, nous disons aux soldats : "Insurgez-vous !"  » Les prisonniers continuent leurs collaborations à La Guerre sociale qui atteint des tirages de 50 000 exemplaires.

Dans le quartier des prisonniers politiques de la Santé, les anarchistes fréquentent les militants d’extrême-droite antisémites de l’Action française. Une estime mutuelle lie ces adversaires qui se reconnaissent les mêmes intelligence et intégrité dans l’engagement. Dans le quotidien du mouvement royaliste, Maurice Pujo est très élogieux pour ses codétenus. Ce sont des braves. «  Leur caractère ouvert, vivant, spirituel est français. », ce qui transcende tout pour lui. Almereyda «  à l’énergie implacable, est une belle intelligence ». Mais Pujo précise que cette sympathie n’exclut pas qu’ils se fusilleront réciproquement sans pitié si leurs idées triomphent [2]. En attendant, Almereyda et trois anarchistes cosignent avec les Camelots du Roi [3] emprisonnés une lettre dénonçant les brutalités policières et réclament des droits pour les prisonniers politiques. Almereyda refuse l’humiliation de signer la libération conditionnelle accordée par le ministre de l’Intérieur, Aristide Briand. Il est mis de force hors de la prison.

Les rédacteurs emprisonnés de La Guerre sociale « rectifient le tir ». Ils souhaitent le « désarmement des haines  » entre anarchistes, socialistes et syndicalistes révolutionnaires. Gustave Hervé, socialiste insurrectionnel qui signe ses articles « Un Sans-Patrie », se rallie aux thèses jaurésiennes de L’Armée nouvelle. Il estime nécessaire de réveiller chez le prolétaire « les vertus guerrières de la race [4] ». Almereyda dérive de l’anarchisme vers le blanquisme [5]. En 1911, après un nouvel emprisonnement, il fonde les Jeunes gardes révolutionnaires, groupes armés de coups-de-poing américains et de Browning pour encadrer les manifestations et batailler contre les Camelots du Roi. «  À sa tête, une commission exécutive, orientée elle-même par un état-major. [Chaque groupe] devra à son tour obéir aveuglément à un chef d’équipe placé à sa tête sans avoir à rechercher les causes qui déterminent les ordres [6]. » Il crée aussi le Service de sûreté révolutionnaire chargé de débusquer les mouchards et les provocateurs dont il se fait le procureur. Faisant allusion à son dandysme, un article de La Bataille syndicaliste accuse : «  Cet ancien anarchiste a retourné sa veste, une veste fort élégante d’ailleurs. » Au cours de meetings, Almereyda affronte physiquement ses anciens alliés et est blessé à l’œil. Avec d’autres collaborateurs de La Guerre sociale, il adhère au Parti socialiste.

Almereyda fonde et dirige la rédaction d’un nouveau quotidien, Le Bonnet rouge, financé par le ministre radical Joseph Caillaux qui bénéficie d’articles flagorneurs. « C’est encore une liquidation d’idéal et c’est triste, infiniment », commente Marc Sangnier.

Pierre Kropotkine, théoricien de l’anarchisme, est accusé d’être nationaliste pour s’être déclaré prêt à prendre les armes pour la défense de la France. Almereyda, en désaccord avec les anarchistes individualistes et antipatriotes, le soutient : renverser violemment l’autorité française est légitime. Il serait illogique et antisocialiste de s’opposer à l’établissement d’une autorité étrangère. Il faudra répondre à l’ordre de mobilisation par l’insurrection civile et militaire. Mais une fois la révolution lancée, le devoir du peuple serait de se défendre contre l’envahisseur.

Lors de la mobilisation générale de 1914, Almereyda écrit qu’il faut marcher pour la liberté des peuples d’Europe, que la guerre est une guerre sainte. Il rejette «  l’injure de croire qu’en cas de guerre défensive, nous serions assez criminels pour nous opposer à la mobilisation. […] Je considérerais comme un outrage sanglant d’être tenu à l’écart de la défense nationale [7] ». Reçu par Louis Malvy, ministre de l’Intérieur, il le convainc de renoncer aux arrestations prévues des antimilitaristes recensés par la gendarmerie dans le « Carnet B ». Il dira que, à la suite de son intervention, les anarchistes sont les meilleurs agents de la défense nationale. En effet, la quasi-unanimité de la gauche se rallie à l’Union sacrée. « Je ne ferais rien pour arrêter la guerre  », affirme-t-il, sans pour autant vouloir la mener à outrance comme G. Hervé.

La mobilisation des hommes réduit brutalement le lectorat du Bonnet rouge. Des subsides pour compenser la perte financière sont sollicités et obtenus sur les fonds secrets du ministre Malvy puis de la part du lobby du commerce de l’alcool et de Citroën, fabricant d’obus. Un fabricant de masques à gaz rétribue le marché obtenu du gouvernement grâce à Almereyda. Très enrichi, le journaliste mène grand train, il a six personnes à son service, donne libre cours à son dandysme et s’attire ainsi des critiques de toutes parts. « La courbe de son destin, partie des bas-fonds de Paris, montée au zénith de la combativité révolutionnaire, finissait dans la pourriture, sous les coffres-forts », déplore, dans ses Mémoires, Victor Serge qui avait aussi écrit dans La Guerre sociale.

Émile Duval, administrateur du journal, est soupçonné de travailler pour l’Allemagne. Il est arrêté ainsi qu’Almereyda qui meurt quelques jours plus tard en prison à l’âge de trente-quatre ans. Des membres du personnel pénitentiaire sont sanctionnés pour faux témoignage mais on ignore toujours la cause de sa mort : sa grave maladie ou la strangulation par suicide ou assassinat. Malvy et des collaborateurs du Bonnet rouge sont condamnés. Duval est fusillé.

Jean Vigo, le fils d’Almereyda, réalise des films marqués par la révolte de son père, dont Zéro de conduite. Le livre utilise notamment des documents et des photos fournies par ses descendants.

[1Miguel Almeyreda et dessins d’Aristide Delannoy, « La Petite Roquette », L’assiette au beurre n° 348, 30 novembre 1907.

[2Labastille (alias M. Pujo), « Nos prisons », L’Action française, n° 145, 25 mai 1909, p. 1.

[3Service d’ordre de l’Action française.

[4La Guerre sociale, 4 janvier 1911, cité par Guillaume Davranche, Trop jeunes pour mourir : ouvriers et révolutionnaires face à la guerre : 1909-1914, Montreuil et Paris, L’Insomniaque et Libertalia, 2016, p. 135.

[5Selon Auguste Blanqui (1805-1881), la révolution socialiste doit être le fait d’un petit nombre de personnes organisées de façon disciplinée pour déclencher le moment venu l’insurrection et établir par la force une dictature temporaire.

[6Guillaume Davranche, op. cit., p. 156.

[7« Nos guerres », Le Bonnet rouge, 3 août 1914, p 1.