John Doom, né en 1936, a vécu son enfance à Tubuai, une île de l’archipel des Australes, loin des tumultes de la Deuxième Guerre mondiale. Une grande partie de sa vie a été marquée par les questions nucléaires. Jeune homme, il a vécu dans son pays l’irruption du monde militaire et colonial dès la fin des années 1950 lorsque le leader politique local Pouvanaa a Oopa fut éliminé par le pouvoir colonial pour laisser place nette à l’installation des essais nucléaires.

Dès 1964, alors jeune diacre de l’Église protestante, il s’active pour dénoncer l’exil en France de son pasteur, coupable d’avoir osé réclamer une enquête publique préalable à l’installation du centre d’essais nucléaires à Moruroa. Deux ans plus tard, le 2 juillet 1966, au moment de la première bombe française à Moruroa, il se trouve sur l’île de Mangareva comme interprète du ministre de la France d’outre-mer, Pierre Billotte, venu assister (de loin) à l’événement. Ce jour-là, les retombées radioactives sur Mangareva sont telles que la délégation officielle doit s’enfuir précipitamment, laissant une population locale dans la plus totale ignorance.

En 1971, John Doom devient le Secrétaire général de l’Église protestante de Polynésie nouvellement indépendante des Missions protestantes de Paris. Cette responsabilité le met en contact avec ses homologues et les Églises chrétiennes du Pacifique eux-aussi préoccupés par les conséquences des expériences nucléaires américaines aux Iles Marshall et anglaises en Australie et à Christmas Island. Il faudra une dizaine d’années de formation et d’information pour que le synode de l’Église protestante polynésienne prenne position contre les essais nucléaires de la France.

En 1989, John Doom est appelé à Genève au Conseil œcuménique des Églises pour y créer le « Bureau Pacifique ». Pendant plus de 10 ans, le bureau de John à Genève devint le point de ralliement du combat international contre les essais nucléaires français dans le cadre de l’organisation « Europe Pacific Solidarity ». Dès la fin des essais à Moruroa en 1996, grâce aux relations œcuméniques de John, une enquête sociologique auprès des anciens travailleurs polynésiens a pu être organisée conjointement par l’association Hiti Tau et l’Église protestante maohi dont les résultats sont connus par le livre Moruroa et nous publié par l’Observatoire des armements. Peu après, c’est à Genève que germa le projet de fonder en France et en Polynésie des associations de victimes des essais nucléaires : l’Aven fut créée à Lyon le 9 juin 2001 et Moruroa e tatou à Papeete le 4 juillet suivant.

De retour à Tahiti en 2000, John Doom consacra une grande partie de sa vie de retraité au service de Moruroa e tatou et du combat pour la reconnaissance des victimes des essais nucléaires. Colloques à Paris, Hiroshima, Nagasaki, Alger, Papeete se sont enchaînés au fil des années avec de nombreux documentaires sur les chaînes de télévision françaises et étrangères où John témoignait sur les conséquences dramatiques des essais nucléaires.


Photo de Marie-Hélène Villierme

John Doom est connu dans le monde entier non seulement pour son action en faveur des victimes des essais nucléaires, mais aussi dans les Églises protestantes du Pacifique, d’Afrique, d’Asie, d’Europe et d’Amérique qu’il a rencontrées depuis les années 1960 comme représentant de l’Église protestante Maohi, puis comme l’un des co-présidents du Conseil œcuménique des Églises. À Tahiti, depuis 2000, John a été le chancelier puis, jusqu’à aujourd’hui, le directeur de l’Académie tahitienne dont il fut un des premiers « Immortels ». Ayant traversé l’histoire de la Polynésie depuis le temps des Établissements français de l’Océanie jusqu’à celui du Centre d’expérimentation du Pacifique — de l’époque des plongeurs de nacre à l’ère d’Internet — John est considéré comme un « metua », un « ancien » unanimement écouté et respecté. Il nous a quittés et nous en sommes profondément bouleversés.

John Doom venait de publier Mémoires d’une vie partagée aux éditions Here Po. Ci-dessous la préface rédigée par Bruno Barrillot.



Était-ce écrit ? John a certainement hérité de ses ancêtres de Tubuai un christianisme bien chevillé teinté de convictions œcuméniques. Faut-il rappeler qu’en 1789, avant la venue des missionnaires, les Tubuai avaient eu un contact plutôt sanglant avec les mutins du Bounty qui n’avaient pas hésité à mitrailler une cinquantaine de pirogues, faisant plusieurs morts, en un lieu dénommé par la suite Bloody Bay. L’accueil des mutins qui espéraient s’installer comme en pays conquis ne fut donc pas des plus chaleureux et les Tubuai les persuadèrent d’aller trouver ailleurs une île déserte pour se réfugier. Vingt-cinq ans plus tard, en 1822, à la demande des chefs des trois districts de l’île, le pasteur Nott, le chef tahitien Paofai et deux catéchistes tahitiens débarquèrent pour instruire tous les Tubuai dans la nouvelle religion. Ils furent rapidement convertis comme les peuples des îles voisines, tant et si bien qu’en tahitien, on désigne encore aujourd’hui l’archipel des Australes Tuha’a Pae – soit « cinquième arrondissement » – du nom de la cinquième circonscription de l’Église protestante maohi. On restait quand même un peu querelleur. En effet, n’apprend-on pas qu’à peine convertis au protestantisme, les néophytes de Tubuai s’étaient divisés en deux camps entre ceux qui chantaient les himene debout et ceux qui les chantaient assis ! Selon Moerenhout, ce personnage qui joua un rôle primordial dans l’imposition du protectorat français à la reine Pomare IV, les deux camps de Tubuai se seraient même mis en guerre pour ce grave motif ! Dans les années 1840, au moment de l’arrivée de Robert Bruce Doom, l’ancêtre des Doom, le protestantisme est donc bien implanté à Tubuai.

Ancré dans la culture polynésienne, familier du reo ma’ohi depuis son enfance et par sa fréquentation de l’Église protestante, John a été sollicité, aux débuts de l’ORTF à Tahiti, comme responsable des émissions radio en langue tahitienne. Ce ne fut pas simple, car, à cette époque gaullienne, il lui fallait inventer de nouveaux mots tahitiens pour traduire avec des tournures compréhensibles aux auditeurs polynésiens les discours alambiqués du général président. Il est vrai que, parfois, les gaullistes locaux estimaient les traductions du speaker de l’ORTF un peu approximatives… La défense du reo mao’hi fut aussi un combat politique, toujours non résolu, sous la coupe d’une République peu encline aux particularismes locaux. Les Tahitiens gagnèrent néanmoins, dans ce combat, le droit de créer leur Fare Vana’a – l’Académie tahitienne – dont John fut l’un des membres fondateurs en 1974, jusqu’à en devenir aujourd’hui le directeur.

Comme on le lira, l’œcuménisme marque tout l’itinéraire de John qui, depuis sa plus tendre enfance à Tubuai, priait le samedi au temple adventiste avec sa maman et le dimanche au temple protestant avec son père et ses frères et sœurs. Ses débuts professionnels auprès des pêcheurs de nacre et des premiers perliculteurs des Tuamotu, à l’ORTF ou à la mairie de Pirae, dont on lira les récits avec bonheur, sont marqués par l’engagement chrétien. Si l’on suit ses pérégrinations à travers le Pacifique, le jeune diacre de l’Église protestante polynésienne nouvellement autonome, se trouve confronté à la diversité confessionnelle du monde insulaire héritée de l’histoire missionnaire. Alors qu’en Europe, on dénonce souvent le scandale de la division des Églises chrétiennes, on n’a pas tout à fait la même perception dans le Pacifique. John raconte comment les diverses Églises apprennent à se connaître – ne sommes-nous pas un même peuple accroché à toutes ces îles ? – à s’écouter et à se respecter et même, grande fierté, à bâtir ensemble des structures communes comme nulle part ailleurs les chrétiens n’ont encore su le faire. Il faut reconnaître que le « Pacific way » contribue largement à émousser les intransigeances doctrinales et à gommer les étiquettes hiérarchiques. On prie ensemble et c’est cela l’essentiel. Et Dieu sait si l’on prie dans le Pacifique !

Quand en 1989, après dix-huit ans de service à la direction de son Église, John est proposé pour créer, au Conseil œcuménique des Églises de Genève, le « Bureau du Pacifique », cela paraît naturel même si le sacrifice de l’éloignement de la famille paraît grand pour Tetua, son épouse. John est alors propulsé sur les chemins du monde et d’abord, dans le Pacifique où de sanglantes tensions étaient réapparues, pratiquement toutes issues des invasions et divisions coloniales, en Kanaky, à Bougainville, à Fidji, aux Salomon, au Vanuatu, sans oublier Tahiti même. L’homme d’Église allait parler aux dirigeants de ces pays nouvellement indépendants… à la demande des autorités des Églises locales. Mais dans le Pacifique, les hiérarchies religieuses et politiques sont bien souvent entremêlées, tout au moins lors de ces premières années de décolonisation. Ce furent aussi des rencontres inoubliables avec des personnalités mondialement respectées tels Nelson Mandela ou Desmond Tutu ou encore cette étonnante et pittoresque soirée de Nouvel an orthodoxe avec Bob Marley ! Le « petit polynésien » comme John aime se décrire, a été conduit aussi à partager sa culture océanienne avec celles de peuples très différents, en Afrique australe, en Égypte et en Palestine, surtout les plus petits, les plus pauvres ou les plus opprimés.

Si John est aujourd’hui connu dans le monde entier, c’est aussi par son engagement aux côtés des victimes des essais nucléaires. Là encore, n’était-ce pas écrit, lorsque jeune diacre, en 1962, il fit pétitionner son Église pour faire revenir à Tahiti son pasteur, exilé en France par le Général, qui avait eu l’audace de proposer qu’on demande l’avis des Polynésiens sur l’implantation des expérimentations atomiques. N’était-ce pas prémonitoire, non plus, de le trouver à Mangareva, ce 2 juillet 1966, sous les retombées radioactives de la première bombe française à Moruroa ? Faut-il dire aussi, qu’homme d’Église du Pacifique, John a été témoin de longue date des souffrances des petits peuples des Marshall ou de Christmas Island, martyrisés au nom de la bombe du seul fait qu’ils sont petits, colonisés et très éloignés des centres de décision des grandes puissances. Malgré cela, il aura fallu du temps et du courage pour décider l’Église Évangélique de Polynésie à prendre position contre les essais français à Moruroa ! Mais lorsque son Église a parlé, alors John sait qu’il peut foncer avec une fidélité d’autant plus forte qu’elle est chevillée sur le message chrétien. Et nous savons tous combien il est identifié, avec Roland Oldham, au combat de Moruroa e tatou.
J’ai une grande fierté de partager avec lui, depuis des années et encore aujourd’hui, ce combat pour la justice et la vérité. John qui aime se présenter comme citoyen français « par accident de l’histoire » se mobilise plus pour soutenir les victimes qu’à condamner les responsables du malheur des Polynésiens. Mais moi, je le dis, la France serait grande en reconnaissant sa part dans la blessure atomique toujours béante infligée à la Polynésie.

Bruno Barrillot, 25 août 2016